Voici la réponse, adressée par Périer à Pascal, à l'issue de la réalisation de l'expérience.
Extrait :
Enfin j'ai fait l'expérience que vous avez si longtemps souhaitée [...] Je vous en donne ici une ample et fidèle relation, où vous verrez la précision et les soins que j'y ai apportés, auxquels j'ai estimé à propos de joindre encore la présence de personnes aussi savantes qu'irréprochables, afin que la sincérité de leur témoignage ne laissât aucun doute de la certitude de l'expérience.
La journée de samedi dernier 19 de ce mois fut fort inconstante : néanmoins, le temps paraissant assez beau sur les cinq heures du matin, et le sommet du Puy-de-Dôme se montrant à découvert, je me résolus d'y aller pour y faire l'expérience. Pour cet effet, j'en donnai avis à plusieurs personnes de condition de cette ville de Clermont, qui m'avaient prié de les avertir du jour que j'irais, dont quelques-unes sont ecclésiastiques et les autres séculières : entre les ecclésiastiques étaient le T.R.P. Bannier, l'un des Pères Minimes de cette ville, qui a été plusieurs fois correcteur, c'est-à-dire supérieur, et M. Mosnier, chanoine de l'église cathédrale de cette ville ; et entre les séculiers, MM. la Ville et Begon, conseillers en la Cour des Aides, et M. la Porte, docteur en médecine et la professant ici, toutes personnes très capables non seulement en leurs charges, mais encore dans toutes les belles connaissances, avec lesquelles je fus ravi d'exécuter cette belle partie. Nous fûmes donc ce jour-là tout ensemble sur les huit heures du matin dans le jardin des Pères Minimes qui est presque le plus bas lieu de la ville, où fut commencée l'expérience en cette sorte.
Premièrement, je versai dans un vaisseau seize livres de vif-argent que j'avais rectifié durant les trois jours précédents : et ayant pris deux tuyaux de verre de pareille grosseur, et longs de quatre pieds chacun, scellés hermétiquement par un bout et ouverts par l'autre, je fis en chacun de ceux-ci l'expérience ordinaire du vide dans ce même vaisseau, et ayant approché et, joint les deux tuyaux l'un contre l'autre sans les tirer hors de leur vaisseau, il se trouva que le vif-argent qui était resté en chacun d’eux était à même niveau, et qu'il y en avait en chacun d’eux, au-dessus de la superficie de celui du vaisseau, vingt-six pouces trois lignes et demie. Je refis cette expérience dans ce même lieu, dans les deux mêmes tuyaux, avec le même vif argent et dans le même vaisseau deux autres fois il se trouva toujours que le vif-argent des deux tuyaux était à même niveau et en la même hauteur que la première fois*.
Cela fait, j'arrêtai à demeure l'un de ces deux tuyaux sur son vaisseau en expérience continuelle. Je marquai au verre la hauteur du vif-argent, et, ayant laissé ce tuyau en sa même place, je priai le R.P. Chastin, l'un des religieux de la maison, homme aussi pieux que capable, et qui raisonne très bien en ces matières, de prendre la peine d'y observer, de moment en moment, pendant toute la journée, s'il y arriverait du changement. Et avec l'autre tuyau, et une partie de ce même vif-argent, je fus, avec tous ces Messieurs, faire les mêmes expériences au haut du Puy-de-Dôme, élevé au-dessus des Minimes environ de 500 toises, où il se trouva qu'il ne resta plus dans ce tuyau que la hauteur de vingt-trois pouces deux lignes de vif-argent, au lieu qu’en son état trouvé aux Minimes, dans ce même tuyau, la hauteur de 26 pouces 3 lignes et demie, et ainsi, entre les hauteurs du vif-argent de ces deux expériences, il y eut trois pouces une ligne et demie de différence ce qui nous ravit tous d’admiration et d'étonnement, nous surprit de telle sorte, que, pour notre satisfaction propre, nous voulûmes la répéter.
C’est pourquoi je la fis encore cinq autres fois très exactement, en divers endroits du sommet, de la montagne, tantôt à couvert dans la petite chapelle qui y est, tantôt à découvert, tantôt à l'abri, tantôt au vent, tantôt au beau temps, tantôt pendant la pluie et les brouillards qui nous y venaient voir parfois, ayant à chaque fois purgé soigneusement d'air le tuyau il s'est toujours trouvé la même hauteur de vif-argent de 23 pouces 2 lignes, qui font les 3 pouces une ligne et demie de différence d'avec les vingt-six pouces trois lignes et demie qui s'étaient trouvés aux Minimes. Ce qui nous satisfît pleinement.
Après, en descendant la montagne, je refis en chemin la même expérience, toujours avec le même tuyau le même vif-argent et le même vaisseau, en un lieu appelé La Font de l'Arbre, beaucoup au-dessus des Minimes, mais beaucoup plus au-dessous du sommet de la montagne ; et là je trouvai que la hauteur du vif-argent resté dans le tuyau était de 25 pouces. Je la refis une seconde fois en ce même lieu, et le dit sieur Mosnier un des ci-devant nommés, eut la curiosité de la faire lui-même : il la fit donc aussi en ce même lieu, et il se trouva toujours la même hauteur de vingt-cinq pouces, qui est moindre, que celle qui s'était trouvée aux Minimes, d'un pouce trois lignes et demie, et plus grande que celle que nous venions de trouver au haut du Puy-de-Dôme d'un pouce 10 lignes et demie ce qui n'augmentait pas peu notre satisfaction, voyant la hauteur du vif-argent se diminuer suivant la hauteur des lieux.
Enfin, étant revenus aux Minimes, j'y trouvai le vaisseau que j'avais laissé en expérience continuelle, en la même hauteur où je l'avais laissé, de 26 pouces trois lignes et demie, à laquelle hauteur le R.P. Chastin, qui y était demeuré pour l'observation, nous rapporta n'être arrivé aucun changement pendant toute la journée, quoique le temps eût été fort inconstant, tantôt serein, tantôt pluvieux, tantôt plein de brouillard, et tantôt venteux. J’y refis l'expérience avec le tuyau que j'avais porté au Puy-de-Dôme, et dans le vaisseau où était le tuyau en expérience continuelle ; je trouvai que le vif-argent était en même niveau dans ces deux tuyaux, et à la même hauteur de 26 pouces trois lignes et demie, comme il s'était trouvé le matin dans ce même tuyau, et comme il était demeuré durant tout le jour dans le tuyau en expérience continuelle. Je la répétai encore pour la dernière fois, non seulement dans le même tuyau où je l’avais faite sur le Puy-de-Dôme, mais encore avec le même vif-argent et dans le même vaisseau que j’y avais porté, et je trouvai toujours le vif-argent à la même hauteur de 26 pouces 3 lignes et demie, qui s’y était trouvée le matin. Ce qui nous acheva de continuer dans la certitude de l’expérience.
Le lendemain, le T.R.P. de la Mare prêtre de l’Oratoire et Théologal de l’église cathédrale, qui avait été présent à ce qui s’était passé le matin du jour précédent dans le jardin des Minimes, et à qui j’avais rapporté ce qui était arrivé au Puy-de-Dôme, me proposa de faire la même expérience au pied et sur le haut de la plus haute des tours de Notre-Dame de Clermont, pour éprouver s’il y arriverait de la différence. Pour satisfaire à la curiosité d’un homme de si grand-mérite, et qui a donné à toute la France des preuves de sa capacité, je fis le même jour l’expérience ordinaire du vide, en une maison particulière qui est au plus haut lieu de la ville, élevée par-dessus le jardin des Minimes de six ou sept toises, et à niveau du pied de la tour : nous y trouvâmes le vif-argent à la hauteur d’environ 26 pouces 3 lignes, qui est moindre, que celle qui s’était trouvée aux Minimes d’environ une demi-ligne.
Ensuite je la fis sur le haut de la même tour, élevée par-dessus son pied de 20 toises, et par-dessus le jardin des Minimes d’environ 26 ou 27 toises ; j’y trouvai le vif-argent à la hauteur d’environ 26 pouces une ligne, qui est moindre que celle qui s’était trouvée au pied de la tour d’environ 2 lignes, et que celle qui s’était trouvée aux Minimes d’environ 2 lignes et demie.
De sorte que, pour reprendre et comparer ensemble les différentes élévations des lieux, où les expériences ont été faites, avec les diverses hauteurs du vif-argent qui est resté dans les tuyaux, il se trouve :
Qu’en l’expérience faite au plus bas lieu, le vif-argent restait à la hauteur de 26 pouces 3 lignes et demie.
En celle qui a été faite en un lieu élevé au-dessus du plus bas d’environ 27 toises, le vif-argent s’est trouvé à la hauteur de 26 pouces une ligne. En celle qui a été faite en un lieu élevé au-dessus du plus bas d’environ 150 toises, le vif-argent s’est trouvé à la hauteur de 25 pouces. En celle qui a été faite en un lieu élevé au-dessus du plus bas d’environ 500 toises, le vif-argent s’est trouvé à la hauteur de 23 pouces 2 lignes. Et par tant il se trouve qu’environ sept toises d’élévation donnent de différence en la hauteur du vif-argent : une demi-ligne. Environ 27 toises : 2 lignes et demie. Environ 150 toises : quinze lignes et demie, qui font un pouce et 3 lignes et demie. Et environ 500 toises : 37 lignes et demie, qui font 3 pouces une ligne et demie.
Voilà au vrai tout ce qui s’est passé en cette expérience, dont tous ces Messieurs qui y ont assisté, vous signeront la relation quand vous le désirerez. Au reste, j’ai à vous dire que les hauteurs du vif-argent ont été prises fort exactement ; mais celles des lieux où les expériences ont été faites l’ont été bien moins.
Si j’avais eu assez de loisir et de commodité, je les aurais mesurées avec plus de précision, et j’aurais même marqué des endroits en la montagne de cent en cent toises, en chacun desquels j’aurais fait l’expérience, et marqué les différences qui se seraient trouvées à la hauteur du vif-argent en chacune de ces stations, pour vous donner au juste la différence qu’auraient produites les premières cent toises, celles qu’auraient données les secondes cent toises, et ainsi des autres ; ce qui pourrait servir pour en dresser une table, dans la continuation de laquelle ceux qui voudraient se donner la peine de le faire pourraient peut-être arriver à la parfaite connaissance de la juste grandeur du diamètre de toute la sphère de l’air. Je ne désespère pas de vous envoyer quelque jour ces différences de cent en cent toises, autant pour notre satisfaction que pour l’utilité que le public pourra recevoir.
Si vous trouvez quelques obscurités dans ce récit, je pourrai vous en éclaircir de vive voix dans peu de jours, étant sur le point de faire un petit voyage à Paris où je vous assurerai que je suis.
Monsieur,
Votre très humble et très affectionné serviteur, Périer
Clermont, ce 22 septembre 1648
Blaise PASCAL, Récit de la grande expérience de l'équilibre des liqueurs, dans Pascal, Œuvres complètes, Seuil, 1963, p. 223-224.
* Voici, d'après l'édition originale du Traité de l’équilibre des liqueurs, et de la pesanteur de la masse de l’air (Paris, Guillaume Desprez, 1698), le matériel utilisé par Périer.
Pour faciliter la compréhension de l'expérience, on peut l'adapter au matériel disponible aujourd'hui et aux dénominations actuelles : le "vif argent" est du mercure, le "vaisseau" désigne une cuve (ici, remplie de mercure), les "tuyaux" sont des éprouvettes graduées, immergées jusqu'à en chasser totalement l'air, puis maintenues au-dessus de la cuve en position verticale, partie ouverte maintenue immergée dans le mercure de la cuve, partie scellée positionnée en haut. Par conséquent, la pression atmosphérique va s'exercer sur la surface du mercure présent dans la cuve : plus la pression est élevée, plus le mercure va baisser dans la cuve et ainsi remonter dans l'éprouvette ; plus elle est basse, plus le niveau de mercure va monter dans la cuve et ainsi baisser dans l'éprouvette.
Questions :
1. L'expérience a été réalisée par Périer en "présence de personnes aussi savantes qu'irréprochables, afin que la sincérité de leur témoignage ne laissât aucun doute de la certitude de l'expérience" : est-ce simplement en raison de leur position sociale qui leur confère une certaine autorité que Périer sollicite des témoins ? Pourquoi doit-il y avoir une forme de publicité de l'expérience ? Quelle relation pouvez-vous faire avec les actuelles publications scientifiques ?
2. Observez le choix des témoins de l'expérience : pourquoi, d'après vous, est-il particulièrement habile d'avoir convoqué des hommes d'Église ?
3. Réalisez un schéma permettant de représenter le dispositif expérimental.
4. Périer décide de laisser l'un des dispositifs au même endroit tout le temps que durera l'expérience : "[J]'arrêtai à demeure l'un de ces deux tuyaux sur son vaisseau en expérience continuelle. Je marquai au verre la hauteur du vif-argent, et, ayant laissé ce tuyau en sa même place, je priai le R.P. Chastin, l'un des religieux de la maison, homme aussi pieux que capable, et qui raisonne très bien en ces matières, de prendre la peine d'y observer, de moment en moment, pendant toute la journée, s'il y arriverait du changement". Pourquoi, selon vous ? À quoi sert l'"expérience-témoin" ?
5. Observez l'expérience, en recherchant, à chaque fois, ce que fait varier Périer : pourquoi est-il nécessaire de ne faire varier qu'un facteur à la fois ?
6. Présentez, sous forme de tableau à deux colonnes, les mesures relevées par Périer lors de l'expérience (l'altitude n'y apparaissant pas dans l'absolu mais par élévation par rapport au point de départ, renseignez le tableau non pas avec des valeurs absolues, mais en indiquant les variations constatées), aussi bien le 19 septembre, que le lendemain :
7. Pourquoi est-il important de relever des mesures, et non simplement de constater une variation ? Pourquoi la proportionnalité que mettent en évidence ces mesures est-elle nécessaire à l'énoncé d'une loi physique ?
8. Décrivant l'expérience, Périer dit qu'elle " nous ravit tous d’admiration et d'étonnement" : a-t-il pleinement compris l'expérience qu'il réalise pour Pascal ?
9. Lorsque l'expédition revient à son point de départ, voici ce qui est dit de l'expérience-témoin, qui était demeurée toute la journée au point de départ : il n'est "arrivé aucun changement pendant toute la journée, quoique le temps eût été fort inconstant, tantôt serein, tantôt pluvieux, tantôt plein de brouillard, et tantôt venteux". Cette affirmation ne comporte-t-elle rien de problématique ? Pour répondre, recherchez ce que sont un baromètre et un altimètre.
Synthèse :
À partir de cette analyse, rédigez une synthèse d'une page dans laquelle vous :
Conclusion :
Réfléchissez au fait que, bien que comportant des erreurs de mesure et d'interprétation, cette démarche prouve expérimentalement l'existence du vide : pourquoi ?
Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr Télécharger le manuel : https://forge.apps.education.fr/drane-ile-de-france/les-manuels-libres/philosophie-terminale ou directement le fichier ZIP Sous réserve des droits de propriété intellectuelle de tiers, les contenus de ce site sont proposés dans le cadre du droit Français sous licence CC BY-NC-SA 4.0